ÉPILOGUE
La voiture aux armes des Bolitho, fraîchement lavée, s’arrêta près de l’église. Il faisait froid, même pour un mois de mars, mais Catherine ne s’en rendait pas compte.
Bryan Ferguson ouvrit la portière et installa le marchepied.
— Pourquoi ne pas attendre à l’intérieur, milady ? Y fera plus chaud, c’est sûr.
Il semblait soucieux à l’idée que quelque chose n’aille pas, même maintenant. Elle lui prit la main pour descendre sur les pavés et se tourna vers le front de mer.
C’était un jour comme les autres et, pourtant, si différent. Les gens semblaient attendre, eux aussi ; ils s’étaient regroupés, comme c’est si souvent le cas dans les ports de mer. Une rumeur, un message, un coup de canon de salut, ou un navire en détresse. Les habitants de Falmouth avaient assisté bien des fois à tout cela.
Elle ajusta son long manteau vert et ferma le col. Elle s’était habillée avec soin, en prenant son temps, alors que chaque fibre de son être lui disait de quitter la maison sans attendre. L’arrivée de Richard – il devait être à moins d’un mille de Falmouth à cette heure –, tout cela lui paraissait encore impossible.
Elle se souvenait de l’heure exacte à laquelle le courrier de Bethune envoyé par l’Amirauté était arrivé. Elle avait déjà reçu une lettre de Richard ; il y évoquait la bataille, mais en évitant de parler de tous ceux qui étaient morts. Bethune lui avait indiqué que l’Indomptable avait reçu l’ordre de rallier Plymouth pour y être confié aux charpentiers et aux gréeurs. Mais on devait le récompenser de son arrivée. Un vaisseau meurtri avec tous ses souvenirs et toutes ses blessures qui, comme la plupart des membres de son équipage, allait désormais attendre que l’on voie si l’on avait encore besoin de lui.
La cloche de l’église placée sous l’égide de Charles, le roi martyr, sonna lentement. Midi. Elle avait considéré avec méfiance la suggestion de Bethune : il lui avait proposé d’attendre le retour de Richard à Falmouth. Elle avait brièvement songé à ses vieux ennemis, connus ou inconnus, qui, même en ces précieux instants, auraient pu faire une nouvelle tentative pour réunir Richard et son épouse, sous un prétexte ou sous un autre.
Lorsque, se reprenant, elle y avait réfléchi, elle avait chassé ses craintes. Elle connaissait la vraie raison de cette offre. L’Indomptable devait être accueilli à Plymouth, Richard devrait faire ses adieux à tant de ceux qui lui étaient familiers. D’autres étaient déjà partis, ombres emportant avec elles des souvenirs qu’elle devait se contenter d’imaginer. Il ne voulait pas qu’elle voie le vaisseau tel qu’il était maintenant, il voulait qu’elle s’en souvienne comme lors de ce jour où elle était montée à bord, et que tous les marins l’avaient acclamée, alors que l’on hissait la marque de Richard au-dessus de leurs têtes.
Il était vivant ; il revenait chez lui. C’est tout ce qui comptait. Mais elle avait senti qu’il y avait autre chose, que Bethune ne lui avait pas dite. Je suis prête. Elle dit à Ferguson :
— Ça va aller. Je sais que vous êtes là.
Elle chassa une mèche de cheveux qui lui barrait l’œil et regarda le jeune Matthew, dans son siège. Sa silhouette se détachait sur le ciel clair.
— Tous les deux.
D’autres viendraient. Unis, qui attendait John Allday, mais qu’elle n’avait pas encore aperçue : c’était un moment intime, pour tous ceux qui le vivaient. Peut-être symbolisait-il mieux que tout autre leur rêve inaccessible de paix, après tant d’années de sacrifices et de séparations. Bethune lui avait dit que la guerre était presque finie. Les alliés avaient remporté une nouvelle victoire écrasante sur Napoléon à Laon, et Wellington s’était emparé de Bordeaux : on parlait même de dissoudre la milice, ainsi que les défenses côtières. Elle songeait avec regret et affection à Lewis Roxby ; comme il aurait été fier d’être là. Nancy venait souvent lui rendre visite : fille de marin et sœur de Richard, elle lui était d’un grand réconfort. Et sans la présence de Roxby qui remplissait chaque pièce de cette vaste demeure vide, cela l’avait aidée, elle aussi. Mais aujourd’hui, elle resterait à l’écart. Elle comprenait, et mieux que beaucoup.
Elle s’avança en direction des bâtiments à l’ancre dans le port, vers les mâts qui se balançaient, les espars, tout ce qui lui était devenu si familier. Les odeurs, aussi, si différentes de celle des taudis de son enfance, ou du Londres élégant qu’elle avait fréquenté avec Richard. Odeurs de pain frais et de poisson, de goudron et d’étoupe, sans compter le sel de la mer omniprésente.
On la regardait, certains avec curiosité, d’autres plus familièrement, mais sans faire preuve d’hostilité. Ici, elle resterait toujours une étrangère, mais jamais une intruse, et elle leur en était reconnaissante.
Elle aperçut l’un des gardes-côtes avec un camarade à lui, ceux-là même qui se trouvaient sur la plage à la marée descendante, lorsqu’elle avait pris dans ses bras le corps frêle et désarticulé de Zénoria. L’homme lui fit un signe de tête en se découvrant.
— Belle journée, milady.
— Je l’espère, Tom.
Elle reprit sa marche jusqu’à se retrouver à l’extrémité de la jetée. Et la guerre en Amérique du Nord ? Pour la plupart de ces gens, c’était secondaire – ces gens pour qui la France était leur ennemie depuis si longtemps. Depuis trop longtemps.
Samuel Whitbread, brasseur richissime et influent, avait tonné en pleine Chambre des communes, exigeant qu’il soit mis fin sans délai à la guerre contre l’Amérique. Il avait rappelé aux honorables parlementaires cette autre paix qui avait été signée après la guerre de l’Indépendance, lorsque Pitt avait remarqué : Une guerre défensive se conclut inexorablement par une défaite. Elle releva le menton. Dont acte.
Elle entendit des rires, des voix bruyantes, et se retourna pour voir un groupe de marins démobilisés qui flânaient en regardant le port. Ceux qu’elle avait entendu traiter dédaigneusement par Allday de vieux loups de mer et qui refont leur guerre tous les jours dans les auberges et les bars à bière, jusqu’à ce que les lanternes de la salle tanguent comme les fanaux d’un navire dans le golfe de Gascogne.
Mais aujourd’hui, ils étaient ici chez eux : ils appartenaient à ce que Richard appelait la famille. Un ou deux lui firent de grands signes, contents d’être là. Elle détourna les yeux. Pas un d’entre eux n’était entier.
Quelqu’un s’exclama :
— Le voilà, les gars !
Catherine regarda la mer, la figure glacée dans ce vent qui balayait le large et la passe de Carrick. Le garde-côtes lui dit :
— C’est le Pickle. Le nom lui va comme un gant.
C’est pour moi qu’il dit ça ?
Elle regarda la petite goélette se faufiler entre les allèges au mouillage. Elle se distinguait des autres navires marchands par son grand pavillon blanc frappé à la corne.
La goélette de Sa Majesté Pickle. Comme un gant. Ses yeux la picotaient, l’émotion, mais elle était décidée à n’en pas perdre une miette. Le Pickle faisait régulièrement relâche dans les parages, comme dans tous les ports de guerre entre Plymouth et Spithead. Elle transportait le courrier et les dépêches pour les majors des ports, parfois quelques passagers, ou encore assurait le service des vaisseaux qui se reposaient des fatigues du blocus en se mettant à l’abri à Torbay où la pointe Berry les protégeait des tempêtes.
Mais ici, le Pickle resterait toujours le navire qui avait participé à un grand événement. Il était entré en trombe à Falmouth et son commandant, l’enseigne de vaisseau John Lapenotiere, avait pris une chaise de poste pour se rendre à l’Amirauté sans faire jamais halte. Un voyage de quelque trente-sept heures. Et tout au long de son parcours, un seul et unique cri l’accompagnait, la plus grande victoire qu’ait jamais remportée l’Angleterre, Trafalgar. Et pour le faire taire tout aussitôt, la nouvelle de la mort de Nelson, le héros du peuple.
Elle se demanda si Richard avait jamais fait la comparaison, mais elle savait qu’il n’en était rien. Ses souvenirs, il les partagerait avec Tyacke et avec les autres.
Elle effleura son cou. Et ses espoirs, avec moi.
La goélette bordait ses voiles, elle passa des aussières à des marins et à des spectateurs debout sur le quai. Le Pickle avait accosté, son pavillon blanc se détachait sur les pierres grises. Le lieutenant de vaisseau Avery et Yovell devaient arriver par la route avec le bagage de Richard… Elle pensait à ces petits riens pour essayer de maîtriser son émotion.
Le fauteuil, la cave à vins qu’elle avait fait faire lorsque l’autre avait coulé avec son bâtiment. Si elle a survécu à la dernière bataille… Elle s’avança au bout de la jetée et déboutonna son manteau pour qu’il puisse la voir, ainsi que le pendentif en forme d’éventail entre ses seins.
Elle aperçut enfin des uniformes bleu et blanc, elle entendait sur le quai des gens pousser des cris de joie, pas seulement en l’honneur de leur héros, mais pour l’enfant de Falmouth.
La femme du boulanger était venue avec sa petite fille. L’enfant avait l’air contente, mais plutôt intriguée par le bouquet de jonquilles qu’on l’avait chargée de remettre en cadeau de bienvenue.
Puis elle le vit, lui, bien droit et grand dans son beau manteau galonné d’or, son vieux sabre de famille au côté. Et sur ses talons, ne se retournant que pour adresser un dernier salut aux marins de la goélette, Allday, comme prévu.
Elle restait là à le contempler, oubliant le froid. Le moment était si important, trop important pour le gâcher en présence de tous ces visages réjouis, joyeux. Il y avait aussi des larmes : aujourd’hui, beaucoup n’auraient pas cette chance. Mais les larmes, non, elles n’étaient pas pour elle.
La femme du boulanger poussa doucement sa petite fille qui s’avança en trottinant, ses jonquilles à la main.
Catherine serra le poing jusqu’à sentir ses ongles se planter dans la peau lorsque Richard se cogna le genou dans la fillette.
Allday surgit à l’instant : elle avait entendu dire qu’il était gentil avec les enfants. Le petit visage tout chiffonné qui était sur le point de fondre en larmes redevint tout sourire. C’était oublié.
Catherine tendit les bras. Richard n’avait pas vu l’enfant. Il n’y voyait plus.
Plus tard, elle ne se souvint pas d’avoir prononcé un seul mot, alors qu’elle avait bien dû dire quelque chose. Allday lui avait fait un grand sourire comme si ça n’avait pas d’importance.
Elle attendit qu’ils soient dans la voiture pour le prendre dans ses bras, elle lui avait attrapé les mains et les avait serrées contre elle pour essayer de chasser ses doutes et son désespoir.
Ce n’était pas un rêve et elle oublierait cette souffrance jusqu’à la prochaine fois, si prochaine fois il y avait.
Il l’avait embrassée dans le cou en lui disant : « Ne me quitte pas. »
Et elle lui avait répondu d’une voix forte, s’exprimant pour eux deux : « Jamais. »
Plus loin au-delà du port, la mer s’était apaisée. Elle attendait.
Tout était fini.
Fin du Tome 22